Qu'est-ce qu'Internet ? Impacts politiques et sociétaux

vidéoslides (voir aussi la page d'origine sur fdn.fr)

 

Transcription :

 

Organisateur : Cycle de conférence sur « Qu’est-ce que l’Internet ? », avec Benjamin Bayart. Nous avons dans la première partie traitée du réseau, du fonctionnement du réseau. Dans la deuxième partie, nous avons traité des applications et cette partie conclusion abordera les problématiques plus transversales puisqu’elle traitera des impacts sociaux et des conséquences politiques de l’Internet. Cette conférence a été organisée en partenariat avec le Médialab par Libertés Numériques, l’association numérique des étudiants de Sciences Po qui depuis deux ans cherche à sensibiliser les étudiants aux problématiques du numérique et également aux problématiques du logiciel libre par des conférences, des cours, et également par l’organisation d’événements à Sciences Po en partenariat avec le Médialab. Je vais céder la parole pour quelques instants à Dominique Boulier qui va rapidement vous expliquer ce qu’est le Médialab et à quoi il sert.

Dominique Boulier : Oui alors, pour ceux qui sont déjà venus aux conférences précédentes, désolé de faire une répétition. Je suis Dominique Boulier, je suis le coordonnateur scientifique du Médialab qui est un équipement à destination des sciences humaines et sociales avec des chercheurs de Sciences Po à l’origine, et qui a été créé à l’initiative de Bruno Latour. L’idée étant de profiter de l’opportunité qui nous est offerte par le numérique d’exploiter de nouvelles traces, de nouveaux types de données ; puisque vous savez sans doute que vous laissez beaucoup de traces sans le vouloir ou en le voulant : vous laissez beaucoup de traces, et c’est une merveille pour les chercheurs des sciences sociales ; ce n’est pas forcément une merveille politique et éthique, tout ce que vous voulez, ça c’est autre chose. On en discutera sans doute… Mais en attendant, toutes ces données-là, nous avons de quoi les exploiter à condition d’avoir les outils, les crawlers, les formes de visualisation d’information pour travailler sur ce qu’on appelle les datascape, donc la possibilité de récupérer ses données et de naviguer dans ces données. Ce sont des nouveaux outils pour les sciences sociales et bien entendu à destination aussi des étudiants qui commencent à graviter autour du Médialab, mais ça veut dire quand même que la recherche en sciences sociales maintenant ne peut plus se passer du numérique à tout point de vue et qu’à la découverte de nouveaux terrains, de nouvelles sources, et que tout cela d’une façon un peu différente de la façon dont elle était avant reliée aux activités scientifiques et techniques. Voilà.

Benjamin Bayart : ça marche encore. Je suis toujours surpris de voir Linux branché sur un truc en conférence… Bon. Donc, de quoi je viens vous parler ? En fait, [soupir] je ne suis pas trop méchant, je vous ai fait un petit rappel des épisodes précédents. Donc, c’est un cycle de trois conférences qui cherche à définir ce qu’est Internet, dans le premier volet il y a deux semaines, on a vu que c’était un réseau de transport. On a vu ce qu’était qu’un réseau et qu’Internet était un réseau de transport. On a défini ce qu’étaient les applications de ce réseau de transport et ce qu’on va voir, ce sont les impacts politiques et sociétaux de l’apparition d’Internet.

Bien. Donc on va essayer de reprendre l’explication en reprenant vraiment le contenu des deux premières parties mais sous l’angle de ce que ça veut dire. On a vu ce que c’était techniquement qu’Internet. Maintenant, ce qu’il faut regarder, c’est ce que ça veut dire ; qu’est ce que ça donne en vrai, ce que c’est qu’Internet ? Ensuite on regardera les impacts politiques, ensuite les impacts sociétaux. Alors je le précise j’ai horreur de ce mot-là : “sociétal”. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Moi, en français, je connais le mot social ; je vois bien : c’est ce qui touche à la société. Sauf que si j’avais dit les impacts sociaux tout le monde aurait compris ce que ça va changer pour la rémunération des salariés, pour les syndicats, or c’est pas de ça que je vais parler. Donc j’ai pris l’espèce de mot que je trouve très “pas beau” ; et puis quelques conclusions rapides.

Bien, on va commencer par ce qu’est Internet.

Alors il y a un premier point dont je vais m’excuser, c’est qu’il y a très peu de transparents alors que j’ai beaucoup de choses à dire. Donc en fait, je vais à beaucoup de moments digresser et ne pas suivre mon plan ce qui est très mal à Sciences Po si j’ai bien compris. C’est mal vu. Mais voilà, moi je vais faire comme ça parce que je n’ai pas eu le temps de préparer beaucoup, les derniers ont été écrits dans le métro en venant. [rire] J’avais jamais essayé d’écrire des slides dans le métro, c’est vachement chiant en fait, on n’est pas à l’aise du tout. [rire] Autant dans le TGV c’est un bonheur, mais dans le métro, c’est l’enfer. On va dire à la RATP de mettre des tablettes pour poser les PC [rire].

Bien. Donc dans la première partie du spectacle vous avez eu le droit à Internet est un réseau. Dont la principale caractéristiques par rapport aux réseaux précédents est d’être un réseau à commutation de paquets, ce qui fait que sur ce réseau, on peut en simultané avoir des communications de n’importe quel point vers n’importe quel autre sans interrompre les communications précédentes. Ça a l’air idiot dit comme ça mais ça veut dire que vous pouvez tout à fait recevoir un mail en même temps que vous surfez sur le web. Figurez vous que sur le minitel, ça ne marchait pas comme ça. Et sur tous les réseaux précédents, ça ne marchait pas comme ça . Vous ne pouvez pas (ou difficilement) être en communication téléphonique avec deux personnes en même temps. On a vu également que c’est un réseau qui est essentiellement passif : qui se montre, en fait, ininteressé par ce qu’il transporte. Qu’il transporte quelque chose de pressé, ou de pas pressé; d’urgent ou de pas urgent, que ce soit une question ou une réponse, en fait ce n’est pas du tout au niveau du réseau que ça se passe. Le réseau n’a pas conscience même du fait qu’il y ait des questions et des réponses dans ce que vous faites. Le fait que vous demandez à accéder à wawawa.google.fr et que la petite machine de Google vous renvoie une réponse. Pour le réseau, il n’y a pas de différence entre la question et la réponse. On a vu également que ce réseau était a-centré. C’est-à-dire que sur le réseau lui-même, il n’y a rien qui définisse un centre. Si vous coupez le réseau en deux, vous obtenez deux moitiés de réseau parfaitement fonctionnelles, dont chacune est persuadée que l’autre n’existe pas. Mais qui fonctionnent très bien. Et on a déjà vécu ce genre d’événement-là, du fait qu’Internet soit coupé en deux. C’est par exemple ce qu’il nous arrive à chaque fois que notre ligne ADSL est en panne. D’un côté, votre ordinateur est persuadé qu’Internet n’existe plus ; et de l’autre côté, Internet est persuadé que votre ordinateur n’existe plus. Ce réseau est essentiellement local, c’est-à-dire que dans la gestion du réseau, chaque nœud, chaque routeur (pour reprendre la bonne terminologie) prend ces décisions de manière locale. Il n’a pas besoin de consulter l’autorité centrale pour décider ce qu’il va faire avec chaque paquet. C’est ce qui fait que quand on le coupe en deux, il continue à fonctionner. Exactement comme certains animaux qui sont un petit peu au-dessus de l’unicellulaire et un petit peu en dessous du rat de laboratoire. Quand on les coupe en deux, ils font deux moitiés d’animaux relativement viables qui vivent assez bien. On a ça chez les plantes très fréquemment. Ce réseau est du coup, par nature, résistant. C’est-à-dire que à peu près quoi qu’on lui fasse, même si on le découpe en plusieurs morceaux, il continue à être un réseau ; et il suffit de rétablir un lien, même simple, entre deux moitiés de réseau pour refaire un tout. La possibilité de tuer véritablement le réseau est assez faible.

Et ce qu’on a vu surtout : c’est que les techniques mises en œuvre qui sont enseignées dans les écoles d’ingénieur les plus prestigieuses, peuvent être expliquées en vulgarisation en une heure de conférence de manière à peu près intelligible même par quelqu’un qui n’est pas informaticien. Et basiquement, ça peut s’expliquer en à peu près six à huit heures d’explications un petit peu techniques pour quelqu’un qui a un peu l’esprit scientifique. Donc on est sur des choses qui sont extraordinairement simples. La grande caractéristique d’Internet par rapport à tous les réseaux qui ont précédé c’est qu’il est beaucoup plus simple. Il n’est pas beaucoup plus puissant. Il est beaucoup plus simple. Et c’est ce qui a fait toute sa force.

En particulier parce que ce réseau de transport est si simple et composé de maillons suffisamment crétins, on a obtenu un réseau qui est totalement indépendant des services qu’on fait tourner dessus. C’est-à-dire pourquoi on utilise le réseau. Une fois qu’on a créé un réseau, c’est bien mignon, on a des ordinateurs qui se racontent des histoires d’ordinateurs entre eux. Qu’est ce que les humains en font ? On a vu qu’il y avait essentiellement quelques typologies de services. Qu’il y avait un centre réparti de nommage. C’était un des services-clefs : le DNS. Qui sert à nommer les objets sur Internet. Qui sert à nommer les ordinateurs avant tout, mais il sert aussi à nommer d’autres choses; qui est réparti (c’est à dire qu’il y a un point qui détient le centre) et en fait, ensuite, l’information est déléguée par zones entières, par pans entiers du DNS jusqu’à potentiellement l’ordinateur qui est dans la chambre à côté du lit et qui est responsable de la zone mapiaule.edgard.fdn.fr

Donc on a vu que ça, c’était le seul point centré sur Internet, à l’heure actuelle, imposé techniquement. Il n’y en a pas d’autres. Et ce point est centré et cependant réparti sur plusieurs centaines d’endroits dans la planète ; même le centre névralgique du truc, est répliqué à plusieurs centaines d’endroits sur la planète, ce qui fait :

  • Qu’il est solide (il ne va pas tomber en panne tout seul)

  • Qu’il peut très difficilement servir de point de censure puisque seule une partie infinitésimale du trafic arrive véritablement à cet endroit-là. Donc sauf à mettre la main de facto sur les 150 ou 200 répliques de ce point-là et à les notifier sans que personne ne s’en rende compte, on ne peut pas de manière discrète porter atteinte par ce biais-là aux communications. Et accessoirement, si les gens qui ont officiellement la main dessus décidaient d’y intégrer a peu près n’importe quoi juste pour filtrer, empêcher, etc., on est plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’administrateurs réseaux dans le monde qui le verrions a priori dans l’heure qui suit. Donc dans l’heure qui suit, il apparaîtrait des copies de ce centre qui ne seraient plus administrées par ces gens-là. S’ensuivrait un grave bordel pendant quelques années, mais a priori, leur intervention n’aurait qu’un impact très très très limité. Donc même si l’association américaine qu’est l’IANA qui a la main là-dessus, décidait de faire n’importe quoi, ça ne durerait pas plus que quelques heures.

On a vu que dans les applications, il y avait des applications entièrement centralisées, l’exemple-type étant MSN : le moindre message que vous échangez entre deux correspondants sur MSN transite chez Microsoft. Ça, c’est typique d’une application centralisée. C’est le cas également de Facebook par exemple. Il n’y a aucune raison à ça. C’est techniquement plutôt une erreur de design. On peut complètement rendre les mêmes services sans passer par un centre. C’est purement une erreur technique de conception.

On a vu que les mêmes applications pouvaient fonctionner de manière a-centrée ; on a expliqué comment ; c’est le cas du mail, qui est une application essentiellement différente ou de Jabber, qui est la version qui est interactive, qui est de la messagerie instantanée, qui fonctionne sur les mêmes principes que le mail pour ce qui est d’être a-centré. Voilà, donc, ce qu’on a vu, c’est qu’il y avait ces trois grand types d’applications. Il y en a une qui est centrée structurellement, qu’on peut pas empêcher de centrer. Il y a toutes celles qui sont centralisées par erreur de design et qui s’avèrent être plutôt dangereuses, et il y a l’immense majorité de ce qu’on trouve sur Internet qui n’est pas, par nature, centré. Typiquement, le web n’est pas centré. C’est l’usage qu’on fait du web qui est centré. Le fait de décider d’être 50.000 à mettre notre blog sur la même machine, c’est une erreur de design. Le fait d’avoir mis plusieurs centaines de millions d’adresses mail sur les mêmes ordinateurs de la même boîte (que ce soit Hotmail, Gmail ou Orange), c’est une erreur d’utilisation. Ce n’est pas une erreur structurelle.

Bien. Maintenant, voyons rapidement ce que produit Internet. On a créé un réseau, on a créé des applications dessus. On pourrait se poser la question de savoir pourquoi les applications sont apparues, parce que vous constaterez que la majorité des applications sont apparues bien avant que des gens se demandent même si on pourrait peut-être s’en servir. Moi, à l’époque ou j’ai appris à utiliser Internet, jamais il ne serait venu à l’idée de ma mère et encore moins de ma grand-mère, d’envoyer un mail à quelqu’un. Envoyer un courrier à quelqu’un, on voyait bien, c’était une lettre, on avait un truc à dire, passer un coup de fil, on voyait assez. On pourra se poser la question pourquoi on ne sait pas [? incompréhensible 13:30]

Bien, le premier effet du réseau, c’est de créer de la diffusion. La structure d’Internet fait qu’à partir de n’importe quel point du réseau je peux, à tout moment, diffuser n’importe quoi comme contenu à destination de n’importe qui. Ça c’est quelque chose qui n’existait pas dans les réseaux précédents. C’est donc une vraie grande rupture. Internet crée un réseau qui est un réseau de diffusion massive, qui n’a structurellement aucun rapport avec tous les réseaux de diffusion qu’on a connu avant. Et on en a connu un paquet. Que ce soit la radio, la télévision par satellite, que ce soit le câble ; ce sont des réseaux qui ne permettent pas à tout le monde de diffuser. Tout le monde peut recevoir la radio ou la télévision. Tout le monde ne peut pas diffuser la radio ou la télévision, sinon ça ne marche plus. Or sur Internet, n’importe quel point du réseau peut potentiellement diffuser n’importe quoi.

C’est également un réseau de communication. Je ne sais pas si vous êtes nombreux à faire la différence entre communication et diffusion. Quand je publie une note sur mon blog, je diffuse. Quand j’envoie un mail à ma môman : je communique. C’est très différent.

Et puis il y a l’effet résilience du numérique. C’est-à-dire que le réseau de diffusion, quand il est centré, par définition, quand vous éteignez le centre, il ne diffuse plus. Je suis formel, si on atomise l’immeuble de TF1, la chaîne n’est plus diffusée.

Sur Internet, c’est beaucoup moins évident. On retrouve cet effet-là pour chaque site web. Si j’éteins l’ordinateur qui héberge le site web, le site web disparaît. Cependant, il ne suffit pas d’éteindre un ordinateur donné, pour éteindre tout le web. Donc pour peu que mon site web ait été copié parce que des gens l’avaient jugé intéressant, il survit.

Donc, sur un réseau de diffusion maillé comme l’est Internet, le fait de copier un contenu n’est pas une agression vis-à-vis du contenu. C’est plutôt un service à lui rendre. Réfléchissez ça exactement comme dans le domaine des livres et des bibliothèques. La bibliothèque d’Alexandrie, chacun sait, ça a mal terminé. Plus il existe de copies d’un élément, moins il disparaîtra. Ça c’est l’effet de résilience. Un contenu numérique est enfantin à copier. Plus vous le copiez, plus vous le rendez solide. Créer une copie d’un contenu, c’est quelque part lui faire une faveur. C’est bien ça. C’est exactement comme plus un livre a été tiré à un nombre élevé d’exemplaires, plus il y a de chances que dans 50 ans on en retrouve un exemplaire. C’est-à-dire que mon petit livre que j’ai imprimé avec ma petite imprimante à la maison, j’en ai fait 4 exemplaires : un pour ma môman, un pour ma sœur, un pour mon papa, un pour mon frère, il y a peu de chances que dans deux siècles on en retrouve un exemplaire. Par contre, des ouvrages essentiels, comme le dernier roman à l’eau de rose qui ont été tirés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, il y a pas mal de chances que dans quelques siècles on en retrouve encore un exemplaire encore lisible au fin fond d’une bibliothèque.

Le numérique qui permet la réalisation de ces copies en nombre quasiment illimité et à coût à peu près nul - en règle générale, les économistes disent que les copies sont réalisées à coût marginal nul ; c’est-à-dire qu’en supposant le même nombre d’ordinateurs, le même nombre de réseaux, le même nombre de routeurs, le même nombre de tout, si on fait un exemplaire de plus, ou un exemplaire de moins du fichier .pdf de ma présentation… ça ne change pas globalement l’équation économique du merdier. Le coût marginal d’un exemplaire supplémentaire est nul. Ça veut dire qu’on peut créer de la résilience de manière très simple. Chacun peut garder une copie de ce qu’il a envie de manière assez simple. On voit des effets de ça de manière très courante. Vos navigateurs gardent des copies de toutes les pages que vous avez été voir. Le côté très invasif, c’est que si je prends votre ordinateur, je sais tout ce que vous avez vu. Et puis, c’est aussi le côté que vous augmentez les chances que ce contenu survive.

Ça, ce sont les trois effets essentiels du réseau. Et il faut bien comprendre que ça le rend fondamentalement incontrôlable. Puisqu’on peut diffuser depuis n’importe quel point du réseau ; on peut communiquer librement entre personnes (la communication ne passant pas par un point central) et l’effet de résilience numérique fait qu’on peut copier un contenu à coût marginal nul.

Ça, ça crée quelque chose qui est dans la pratique impossible de réellement contrôler sauf à l’éteindre. Comment voulez-vous que depuis Paris, je puisse empêcher un ordinateur qui est au Japon, d’envoyer un contenu à un ordinateur qui est au Venezuela, qui en fait sera lu depuis un ordinateur qui est ailleurs par quelqu’un dont je ne sais pas où il est ? Le côté fondamentalement a-centré du réseau, et le fait que le réseau soit entièrement agnostique aux applications et le fait que le numérique ait créé une forme de résilience simple et d’assez longue durée, fait que l’ensemble est sensiblement incontrôlable.

Et ce n’est pas une erreur de design. C’est bien un choix structurel des gens qui ont réfléchi au machin. C’est un des éléments qui plaisait bien à l’armée. Parce que ça veut dire que l’ennemi ne peut pas prendre vos communications sous prétexte qu’il a réussi a prendre la base “machin”. Et puis c’est des trucs qui plaisaient vachement aux anarcho-gauchistes qui travaillaient sur le sujet. Je suis bien sûr que les militaires ont bien compris ce que ça voulait dire. Par contre, les mecs qui ont fait le réseau, vérifiez ce qu’ont fait les anciens. Vérifiez dans quel coin des États-Unis ils bossaient… Vérifiez quels cours ils suivaient étant étudiants. C’est pas possible, ils ont pas pu le faire par erreur.

Donc ça, c’est ce qu’a produit Internet. Internet produit un outil de diffusion massive, un outil de communication a-centrée et permet la résilience numérique et donc la survie des contenus et ce, de manière incontrôlable, par choix.

Maintenant on va essayer de voir un petit peu ce que ça a comme impact politique. Parce que politiquement, tout ça, on comprend bien : c’est pas neutre.

Possibilité de diffuser ce qu’on veut comme contenu avec une difficulté extrême à le limiter. Rien que dit comme ça, on comprend ce que ça veut dire politiquement. C’est la mise en œuvre de l’article 11 de la déclaration des droits de l’Homme de 1789. Je sais que vous êtes au moins deux dans la salle à la connaître à peu près par cœur. Pour les autres, je l’ai recopiée sommairement avec ma petite main et avec des fautes. Donc l’article 11 de la déclaration des droits de l’Homme de 1789 nous dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Ça, c’est un article qui était essentiellement inapplicable jusqu’à il y a peu. Effectivement, j’ai bien le droit de raconter ce que je veux au café du commerce. Mais je ne peux pas le diffuser bien loin. La liberté d’imprimer : mignon, vous êtes combien à posséder une imprimerie dans la pièce ? Allez, je vais vous aider : combien vous êtes à posséder une imprimante ? C’est déjà moins grave : au moins quelques uns. Vous êtes combien à posséder un ordinateur ? Voilà. Là c’est réglé. Internet permet de diffuser du contenu. Il permet l’exercice de cette liberté-là. Jusqu’à (basiquement pour le grand public) 1997, cette liberté était purement textuelle. Maintenant c’est une liberté tout à fait concrète. Vous publiez tous très régulièrement. Ça c’est un des effets, c’est un impact et politiquement, pas neutre du tout.

Un autre élément intéressant comme impact politique, c’est que les points de censure ont changé d’endroit. Il y a vingt ans, quand vous vouliez commenter un article paru dans la presse, vous envoyiez une petite lettre au courrier des lecteurs. Le journal pouvait, ou pas, publier votre lettre en fonction de si il jugeait le contenu acceptable ou pas. Vous restiez de toute façon responsable ce qu’il y avait écrit dedans, c’est pas le problème. Si dans votre commentaire, vous teniez des propos racistes, injurieux, etc., vous en étiez le plus grand responsable. Mais le journal exerçait un droit de censure. De nos jours, ce droit de censure s’est déplacé. Il est beaucoup moins dans les journaux, il va être beaucoup plus sur le réseau. C’est-à-dire qu’effectivement, Libé peut vous empêcher de commenter un article en ligne ; il ne peut pas vous empêcher de publier un billet sur votre blog disant que leur article est pourri. Ou qu’il est génial selon ce que vous avez envie de dire, mais bon, en général, quand on veut dire que c’est génial on n’est pas censuré. [rire]

Donc le pouvoir de censure a changé. On a bien vu, il n’est pas véritablement dans l’Internet. Un opérateur Internet ne peut pas censurer. Il ne peut guère censurer que ce qui se passe sur son réseau à lui, sur son tout petit bout d’Internet, sur son - en moyenne - un quarante millième d’Internet. Cependant, il y en a un qui peut censurer ce que vous faites, c’est votre fournisseur d’accès. À partir du moment où, pour accéder à Internet, vous passez par un point unique. C’est-à-dire que si vous avez chez vous deux fournisseurs d’accès, si votre site web est hébergé en étant raccordé à deux opérateurs, alors il ne peut pas être censuré par l’un, il faudrait qu’il soit censuré par les deux. Donc en fait on a déplacé le pouvoir de censure, le réseau lui-même a le pouvoir de censure. En pratique faible, en pratique très contournable, en pratique techniquement assez enfantin a déjouer. Mais la seule forme de censure possible, n’est plus que sur le réseau.

Enfin, un point intéressant politiquement : on a créé un outil de diffusion ; c’est-à-dire que si vous pensez quelque chose, vous décidez de le coucher par écrit, d’autres gens pourront le lire ; et on a créé un outil de communication, qui fait que ces autres gens pourront vous dire ce qu’ils en pensent. Et comme le plus souvent, cette communication retour est faite en public, soit en commentaire (sur ce que tout le monde connaît aujourd’hui, que sont les blogs) soit dans des discussions sur des forums type “newsgroup”, soit sur des forums sur le web aujourd’hui, ça crée un débat. Et en fait, tout le monde a de nos jours accès au débat public, le débat c’est quelque chose qu’on connaît ! Je veux dire, vous dînez avec quelqu’un, vous vous mettez à parler de politique, il y en a un au PS, l’autre à l’UMP, vous êtes sûr, normalement, avant le dessert, ils sont à s’insulter. Le pire étant si on a les deux au PS quand même. [rires et applaudissements] Parce que je vous rassure, les deux à l’UMP, ça fait des choses curieuses, il y en a ils parlent de crocs de boucher pendant une conversation de dîner, vous faites un petit dîner avec un ancien premier ministre et un ancien ministre de l’intérieur (au hasard) et vous allez obtenir un truc cocasse…

Donc on crée du débat public. Pas du débat privé, le débat privé ça existe depuis que la parole existe. Vous créez du débat public, c’est-à-dire que vous allez échanger vos arguments face a un public qui lit. Ça c’est quelque chose de nouveau, le débat public n’est pas quelque chose qui était à portée de tout le monde avant Internet. On trouvait des débats publics, des gens qui échangeaient des informations par des arguments, par presse interposée. Je ne sais pas, tout bêtement : l’affaire Dreyfus. Machin dans tel journal a écrit “Dreyfus est coupable”. Bidule dans tel autre journal avec tel autre argument a écrit “Dreyfus est innocent”. Certains de ces argumentaires sont restés célèbres comme le “J’accuse”. Le débat public n’était pas à la portée de tous. Or ce que crée Internet, c’est un outil sur lequel n’importe qui se retrouve à débattre en public. Et en règle générale, la première fois que ça lui arrive, il est ridicule. Parce qu’il échange des arguments minables, des raisonnements qui ne tiennent pas debout, que le premier un tout petit peu plus éduqué que la moyenne va lui renvoyer dans la tête… C’est très formateur, de se faire claquer dans un débat. Je le sais : j’ai commencé comme ça ! Encore petit à l’époque… C’était bien avant qu’Internet se démocratise… Et donc, ça apprend à débattre en public. Ça apprend à échanger des arguments avec des gens pour vous renvoyer quand vous dites de la merde. On crée donc des populations entières de gens qui savent débattre, de gens qui peuvent enfin exercer la liberté prévue par l’article 11 et qui en plus, savent défendre leurs arguments puisqu’ils sont amenés à les défendre en public. Ça ne crée pas du tout du citoyen lambda comme ils avaient l’habitude il y a quarante ans.

Ça crée une nouvelle variété de citoyens éclairés. Exactement comme en 1789, basiquement, dans les citoyens, il y avait ceux qui avaient lu et compris Voltaire et puis il y avait ceux qui étaient occupés à éplucher des patates parce qu’ils faut manger. Ce que fait Internet, c’est mettre Voltaire à la portée de tout le monde. Pas que de le lire, ça c’est la démocratisation de l’imprimerie, ça c’est les années 50,60 : l’invention de l’imprimerie à offset. Non, non, pas que de le lire ! Mais on peut le lire, et en plus on peut lui dire où il s’est gouré. C’est très différent. Ça, ça crée un contexte politique qui est à peu près de la même nature que celui qui avait été créé par l’apparition de l’imprimerie, puis des Lumières, puis des échanges d’idées qui font qu’à un moment la société ne tient plus et n’est plus en conformité avec l’ensemble.

Donc Internet permet politiquement, a comme impact politique, de créer des générations entières de citoyens éclairés, habitués au débat public et qui sont donc tout à fait capables de débattre avec n’importe qui d’autre connaissant a peu près le sujet dont on veut parler. En particulier, être capable de débattre avec leurs hommes politiques. On sent bien que vu la présentation que j’en fais, je trouve qu’il y a des côtés plutôt positifs. Il y a aussi des côtés tout à fait négatifs ; mais il y a quelques côtés très positifs à tout ça. Comment est ce qu’on protège ça ?

Il y a un premier point fondamental qu’il faut que le réseau garde, son aspect essentiel aujourd’hui, qui est : la neutralité liée à sa structure technique. Beaucoup de gens peuvent croire que les débats qui ont lieu aujourd’hui autour de la neutralité du réseau sont des débats qui visent à partager le bout de gras entre les opérateurs d’un côté, qui aimeraient bien gagner du pognon en opérant un réseau, et les marchands de contenu de l’autre, qui aimeraient bien gagner du pognon en vous revendant très cher votre vie privée. Basiquement, quand Facebook gagne de l’argent alors que la seule chose qu’il a à vous donner c’est votre réseau d’amis… Faire regarder de la pub pour parler à vos potes, c’est quand même curieux. La seule chose qu’il a vous vendre, c’est votre vie privée. Réfléchissez au modèle de Meetic, c’est encore plus rigolo. [rire] Il est en train de vous vendre votre sexualité, c’est super drôle ! Quand je dis vendre, c’est que vous payez quand même.

Donc un premier point essentiel pour défendre tout ça, c’est la neutralité. Parce qu’effectivement, si le réseau cesse d’être neutre, on a bien vu l’importance de la structure du réseau pour la structure des applications. Si le réseau ne permet plus de tout transporter, alors il ne transporte plus toutes les applications. Effectuant un choix dans les applications, il effectue un choix dans les contenus. Donc si le réseau n’est plus neutre, le premier item à l’article 11, il tombe. Et tout le reste tombe avec. Donc il y a bien un enjeu central dans le débat sur la neutralité du réseau sur Internet - et que sur Internet, parce que pour le coup, le réseau privé qui relie les agences de la BNP, j’en ai rien à cogner, n’étant pas une agence de la BNP et ne m’en servant pas pour exprimer mes opinions. Donc la neutralité d’Internet est un sujet politique majeur. Il y a un des points essentiels dans les débats qui sont apparus, qui est une très grande différence entre l’Europe et les États-Unis : aux États-Unis, ils en font essentiellement un débat business qui basiquement oppose Google à tous les câbles opérateurs. En France, en Europe en général, on en a fait un débat essentiellement politique devant le parlement européen, précisément pour ce sujet-là. Parce que la question n’est pas technique et n’est pas économique. Savoir si c’est plus rentable qu’Internet soit neutre ou ne le soit pas, c’est une question qui en gros n’intéresse que quelques acteurs économiques ; qui n’est pas très très intéressante politiquement : moi, savoir lequel des deux va gagner le plus d’argent, ça ne changera pas ma façon de voter aux prochaines élections. Par contre, savoir si on va me dire de fermer ma gueule, ça, ça peut.

Bien évidemment, à partir du moment où on a garanti au réseau un certaine neutralité, même une absolue neutralité ou une neutralité certaine (c’est mieux dans ce sens-là), une fois qu’on a garanti la neutralité du réseau, on a donc un mécano dans lequel tout le monde peut s’exprimer librement et donc peut débattre et donc peut évoluer.

Grand problème, si personne n’est responsable, ça va forcément partir en couille. C’est-à-dire qu’on est bien d’accord : tout n’est pas bon à publier. Publier ce que je fais chez moi le soir alors que je n’ai pas décidé de le publier, c’est une atteinte à ma vie privée, qui est un des droits de l’Homme, c’est pas acceptable. Publier contre mon autorisation certaines de mes œuvres, c’est une atteinte au droit d’auteur : c’est pas acceptable. Même si je plaisantais à demi-mots tout à l’heure sur le fait que faire une copie d’un contenu, c’est rendre service à l’œuvre copiée, ce qui est vrai, il n’empêche que diffuser une œuvre sans l’accord de son auteur, c’est un problème.

Il y a beaucoup de choses qu’on n’a pas le droit de dire. D’ailleurs, en 1789, ils ne s’y sont pas trompés : on a le droit d’imprimer librement, d’écrire, de dire tout ça, sauf à répondre de l’abus de cette liberté. Faut pas déconner !

Donc il y a bien un régime de responsabilité très particulier à trouver. Et il ne faut certainement pas faire croire que 1) Internet soit un réseau dans lequel les gens sont irresponsables 2) ce soit souhaitable que les gens soient irresponsables.

C’est-à-dire qu’il faut bien que dans l’immense majorité des cas, on sache qui a publié quoi pour qu’en cas d’abus, on puisse faire en sorte que l’abus cesse. Ça, c’est une vraie question, la responsabilité. C’est une question sur laquelle on se bat avec les parlementaires - plus souvent, contre les parlementaires - depuis une grosse dizaine d’années. J’ai des souvenirs des premières lois sur le sujet autour de l’affaire Estelle Halliday contre Altern. Je dirais 1998 de mémoire. Donc ça fait douze ans. C’était la LSI ou la LSQ, elle a changé de nom. Les lois contre lesquelles on se bat changent souvent de nom en cours de route.

Il y a en fait plusieurs points dans la responsabilité.

Il y a le fait qu’il serait inacceptable que le réseau qui transporte ce que je dis soit responsable de mes propos. Typiquement, ce que je vous dis ce soir, mon discours n’ayant pas été validé par Sciences Po, je pense que Sciences Po n’en serait pas tenue responsable : c’est moi qui parle. Ça, c’est ce qu’on appelle le chapitre de la responsabilité des intermédiaires techniques. Rendre les intermédiaires techniques responsables, c’est les autoriser à censurer. Forcément ! Je veux dire qu’on ne peut être responsable d’un truc sur lequel on n’a aucun contrôle. Donc, rendre les intermédiaires techniques responsables, c’est les autoriser à censurer. C’est quelque chose qui est politiquement - vraiment politiquement - dangereux. Techniquement on s’en fiche, c’est très accessoire. Il se trouve que techniquement, c’est dangereux aussi. Mais le vrai problème est politique là-dedans. Donc on a un problème de responsabilité des intermédiaires, on a un problème du fait qu’il faut bien que les gens soient responsables de ce qu’ils écrivent. Et puis, pour ça, le meilleur moyen c’est de leur dire, c’est de leur apprendre. Et puis on a le fait que… Comment formuler ça ? Les gens qui font Internet. Les gens qui font les nœuds du réseau. Il y a quarante et quelques mille opérateurs dans le monde ; les plus petits opérateurs ont à peu près deux admin réseau, les plus gros opérateurs en ont quelques dizaines. Donc on a quelques centaines de milliers de personnes qui très pragmatiquement, les deux mains dans le cambouis, font le réseau. Ces gens-là ont une responsabilité qui à l’heure actuelle est totalement ignorée par la loi. C’est-à-dire que du temps où j’étais salarié, tous les gros ISP de France, si mon patron me demandait de filtrer quelque chose sur le réseau, lui était responsable de ce qu’il m’avait demandé. Moi, je n’étais pas responsable de ce que je faisais. C’est ennuyeux. Il y a là un vrai problème de responsabilité. J’estime, moi à titre personnel, que politiquement, le fait qu’on puisse demander à une personne de faire quelque chose qui soit attentatoire à la neutralité du réseau, est un problème. Ça fait partie des clauses d’exemption, qui à mon sens, il devrait y avoir une espèce de forme d’objecteur de conscience là-dessus.

Donc on a des vraies questions de responsabilité. Et puis, une fois qu’on a traité toutes les questions de responsabilité, quand on travaille dans une démocratie, il faut absolument que l’anonymat puisse exister. L’anonymat n’est pas une anomalie. C’est une norme, c’est fondamental, une norme. Ce qui différencie structurellement la société française de la société chinoise, c’est qu’en France, l’immense majorité de ce que j’ai à dire, je peux le dire sous mon vrai nom. Je n’ai pas besoin d’être anonyme. Les gens qui ont besoin d’être anonymes pour s’exprimer sont basiquement des gens qui sont entrés en résistance. Il est important, il est fondamental dans une société, qu’on puisse entrer en résistance. Il est vital qu’on puisse être anonyme. Ça devrait être pour moi un droit fondamental. C’est la racine même de ce qui dit qu’on ne peut pas être inquiété pour ses opinions. C’est quelque part dans le code, pénal ou civil, je ne sais plus : “nul ne pourra être inquiété pour ses opinions”. Pour moi, si je suis obligé de signer tout ce que je dis, alors il y a un risque que je sois inquiété pour mes opinions si je suis dans un pays où mes opinions dérangent. Par exemple : en France, on n’a pas le droit d’être raciste. C’est comme ça. C’est pourtant une opinion, hein ? Qu’on n’ait pas le droit de tuer les gens parce qu’ils sont noirs, c’est une chose ; que ce soit une circonstance aggravante du fait de tuer les gens, c’est une chose aussi. Mais on n’a pas le droit d’être raciste, ce qui est une opinion. Ça peut poser souci. Plus embêtant, en France, on n’a pas le droit de dire que c’est bien de faire pousser du chanvre pour le fumer. C’est… c’est extraordinaire ! Si j’explique sur un site web non pas comment je fais pousser du chanvre parce que je n’ai pas le droit d’en faire pousser. Mais comment on peut faire pousser du chanvre : c’est interdit. C’est en fait même… je suis… il y a de bonnes chances que juste en vous parlant là, ce soit interdit. Je pense que je ne serais pas allé en prison, mais…

Donc on a absolument besoin qu’il existe une forme d’anonymat assez dure, non pas une forme d’anonymat pour que je puisse insulter mon voisin, mais une forme d’anonymat pour que je puisse dire du mal du gouvernement sans que le gouvernement ne sache qui je suis. Et c’est pas que pour pouvoir dire dans une gare : « Sarko je te vois » [rire] C’est pas le problème ! En France, ça se passe assez gentiment, là-dessus. Hormis quelques épiciers qui font des mois en prison. Ça se passe en général assez bien. Mais en Chine, c’est fondamental : on peut pas dire qu’un réseau Internet sur lequel plus personne n’a la possibilité d’être anonyme est politiquement suffisant. On sent bien… les Chinois trouveraient qu’effectivement, Internet où il n’y a plus personne d’anonyme, c’est impeccable. Donc voilà. Ça, ce sont les impacts de la possibilité de diffuser.

Maintenant, en restant dans la sphère politique, les impacts de la possibilité de communiquer.

Ça permet l’échange direct. Alors ça a un impact essentiellement sociétal dont je parlerai après, qui est la communication entre personnes en dehors du champ politique. Mais ça permet, ça me permet, d’écrire à mon député pour lui dire ce que je pense de ce qu’il a dit hier dans l’hémicycle. Alors on peut trouver que ça offre de la démocratie participative : ce qui est vrai. Ou que ça fout un bordel anarchique pas possible, parce que si chaque député doit passer son temps à s’expliquer devant chaque électeur sur à peu près chaque connerie qu’il a pu dire, il n’a plus le temps de bosser. [rire]

[commentaire de la salle : faut arrêter de dire des conneries !] Ben… Oui et non ! Parce que si ça se trouve, c’était intelligent, ce qu’il avait dit, mais il va falloir qu’il l’explique pendant quelques dizaines d’heures que c’était intelligent, jusqu’à ce que son interlocuteur comprenne. Or c’est très contraire au principe de la démocratie représentative qui veut que basiquement, si on les a élus pour nous représenter, c’est bien parce qu’on n’avait pas le temps, nous, d’éplucher tous les amendements sur tous les textes pour décider de ce qu’il fallait voter sur tous les sujets. Alors que eux, par contre, ils n’ont que ça à faire : c’est leur métier.

Donc il y a une vraie question. En créant de l’échange direct, on crée une l’implication des citoyens, mais on crée une forme de démocratie participative qui ne doit pas virer en complètement anarchique. Il faut que l’ensemble continue à tourner. On crée un problème de représentation : à partir du moment où j’ai accès à la formation, où je sais débattre en public pour me forger mon opinion, il y a une probabilité assez faible pour qu’elle colle absolument parfaitement au corps constitué qui prétend me représenter. C’est-à-dire que du coup, forcément, ayant pris cette habitude du débat public, j’ai un mal de chien, forcément, à être 100% d’accord avec ce que dirait un parti politique. À être à 100% d’accord avec ce que dira un syndicat. À être 100% d’accord avec ce que dira n’importe lequel de mes représentants. Et donc, forcément, Internet crée une crise de réprésentation. Crée une difficulté.

Un des effets également de l’outil de communication, c’est de créer une accélération. Aujourd’hui, la diffusion de l’information et des échanges qui vont autour sont beaucoup plus rapides, tout le monde le sait, tout le monde le sent. Aussi bien pour les nouvelles importantes - basiquement, je ne sais pas, je vais dire une bêtise, si le gouvernement changeait, l’information serait diffusée en quelques minutes. Il y a cinquante ans, quand le gouvernement changeait, il fallait à peu près 48 heures pour que tout le monde le sache. Il y a cent ans, quand le gouvernement changeait, il fallait à peu près une semaine pour que tout le monde le sache.

On accélère la diffusion de l’information, on accélère aussi la diffusion de la rumeur. Chacun sait ce que c’est que le buzz sur le net : une rumeur se diffuse en quelques minutes, ou en quelques heures. Ça aussi, ça crée des problèmes politiques, ça crée des instabilités. C’est-à-dire que ça crée une réaction épidermique. Pas forcément grave : basiquement, un citoyen éclairé, qui a l’habitude, qui connaît les sujets, qui machin… il voit passer un truc, ça a l’air gros, avant d’immédiatement sortir la fourche à la main pour aller planter des têtes sur des piques, en dix minutes, il clique sur deux ou trois liens, il regarde un peu, est-ce que ça a l’air d’être vrai ? Qu’est ce que c’est que ce bordel ? En général, au bout de dix minutes, il fait “bon, c’était de la merde, c’était pas grave.”

Donc on a un vrai problème qui est que, politiquement, cette inflation de la communication entre les personnes et de la communication directe vers les gens qui prennent la parole en public, donc entre autres les politiques, je veux dire, pour moi quelqu’un qui tient un blog qui sert à raconter autre chose que ses recettes de cuisine, c’est quelqu’un qui fait de la politique.

La seule réponse que je connaisse à ça, c’est de former. La seule réponse que je connaisse à ça, c’est d’apprendre aux gens à s’en servir. Moi, je n’ai pas encore bien fini mon apprentissage, ça ne fait “que” 15 ans que je m’en sers.

Il y a un rôle fondamental de la formation. Exactement comme dans les conséquences de l’imprimerie, il y avait le fait qu’il fallait apprendre aux gens à lire. Puisqu’on pouvait leur mettre enfin à disposition des livres, fallait bien qu’ils puissent les lire. Eh bien de la même manière, puisque tout le monde peut maintenant prendre une part active et véritablement publique à n’importe quel débat, il faut apprendre aux gens à le faire. C’est-à-dire qu’il y a une question centrale de formation pour apprendre aux gens à écrire, pas simplement à écrire sans faire de fautes d’orthographe mais à écrire pour être lu par quelqu’un d’autre que le prof. On n’apprend pas ça dans les écoles. Et il y a vraiment besoin de l’apprendre, et il y a besoin de l’apprendre pour tous les gens qui seront amenés à être sur Internet. C’est-à-dire que c’est un enseignement aussi fondamental que la lecture et l’écriture au CP. Internet n’a pas à être relié à des cours d’informatique qui soient en école d’ingénieur ou au lycée pour passer le bac. C’est une formation qui est nécessaire avant le certificat d’études. Pour vous aider dans les niveaux. Parce que tous les citoyens en ont besoin : savoir s’exprimer en public. Pas forcément être à l’aise quand il y a une centaine de personnes dans la salle et qu’on tient le micro. Mais savoir au moins s’exprimer par écrit en public. Et je ne connais pas d’autres réponses à ça. Et c’est la seule chose qui nous garantit qu’on sera plutôt du côté du participatif que de l’anarchique, qui permettra au modèle de représentation d’évoluer - je ne sais pas vers quoi il va évoluer, il évoluera peut-être vers des systèmes beaucoup plus polymorphes. Non pas trois grands partis ou quatre syndicats très représentatifs, mais quelques centaines d’associations, des tissus, des réseaux, des… sur tel point, sur les questions environnementales, je suis plus proche de telle position que de telle autre, sur les questions du traitement social, de la crise, je suis plutôt proche de telle position que de telle autre. En matière d’économie, etc. Et on aura , je ne sais pas ? Des structures plus spécialisées qui font qu’on retrouvera un modèle de représentation compatible avec le fait qu’il y a beaucoup plus de citoyens, beaucoup plus informés, et beaucoup plus débattants. Mais ça va forcément amener une crise.

Et c’est une des raisons pour lesquelles les politiques n’aiment pas Internet, quoi qu’ils en disent. Puisque ça remet en cause la représentation et ils sont les représentants.

Et puis il faut chercher, c’est-à-dire que je pense qu’on n’a pour le moment vu qu’un tout petit bout des effets d’Internet. Et donc on n’a pas encore compris quelle structure de société il adviendrait et donc quelle structure politique il adviendrait avec lui. Je pense que de vouloir lutter contre les effets néfastes est en soi amplement insuffisant. C’est exactement comme vouloir dire je veux lutter contre les effets néfastes des tremblements de terre. Oui enfin, on n’empêchera pas la terre de trembler. La seule chose qu’on puisse faire c’est d’apprendre à fabriquer des immeubles qui résistent. Essayer de se dire : “Si je l’attache bien, le continent, il ne va plus bouger” : ça ne marchera pas. C’est exactement de la même nature. En se disant “je vais forcer les gens à être représentés comme on était représenté au XIXème siècle”, ça ne marchera pas. Donc il faut bien regarder vers quoi ça évolue pour essayer de trouver les modèles qui vont avec.

Et plutôt chercher à accompagner, que chercher à empêcher.

Ça, je l’imagine que pour les gens qui sont venus ce soir, c’était des choses que vous aviez déjà à peu près comprises : les impacts politiques d’Internet.

Les impacts sociétaux par contre, c’est des choses auxquelles on réfléchit assez rarement. Il y a une approche que j’aime bien (alors je cite rarement mes sources mais celle-là je l’ai volée, celle-là, je l’ai piquée à Laurent Chemla), qui est de dire qu’Internet est une étape de l’évolution.

Si je caricature le principe de l’évolutionnisme, la fonction crée l’organe. Ce n’est pas tout à fait ça, mais ce n’est pas très loin.

Basiquement, dans l’évolution des grands singes il est venu un moment où on a eu besoin de la parole pour communiquer, si je ne me trompe pas, tous les grands singes communiquent. Et on est les seuls grands singes à communiquer par des structures qui sont vraiment du domaine de la parole. C’était une étape dans l’évolution.

Et puis il est venu un moment, dans l’évolution de l’espèce plus que de la société - je veux dire, le social est tellement intégré profondément à l’espèce humaine qu’on ne peut pas supprimer la communication de l’espèce. L’individu n’existe pas sans la société si vous… un bébé humain à qui on ne parle pas, meurt. C’est un point important à comprendre. Un bébé humain, si on ne lui parle pas, il meurt. Parce qu’il n’apprend pas à parler et basiquement il ne marche pas. L’être humain ne fonctionne pas s’il n’est pas en société.

Donc l’écriture a représenté une étape après, quand la parole ne suffisait plus, il était nécessaire de conserver par écrit parce qu’on perdait des bouts, parce qu’on ne se souvenait plus, parce que etc.

Il est très compliqué de savoir, dans l’exemple de l’imprimerie, si c’est l’imprimerie qui a créé la Renaissance ou si c’est la Renaissance qui a créé l’imprimerie. Ça faisait très longtemps qu’on savait imprimer des textes, on ne savait pas le faire vite, on ne savait pas le faire efficacement, on ne savait pas le faire bien. Et ce qui s’est créé dans le cadre de l’imprimerie, c’est un modèle, qui permettait de diffuser le savoir plus vite. À une époque où la société en avait besoin, c’est-à-dire que les progrès de la société des lumières, les progrès des renouveaux de recherche scientifique de la Renaissance n’auraient pas pu se diffuser sans l’imprimerie. Je ne sais pas lequel des deux à créé l’autre, les deux sont apparus nécessairement ensemble. Internet répond très probablement au même besoin, c’est-à-dire que l’imprimerie ne permet plus de diffuser suffisamment de connaissances, suffisamment vite, pour répondre aux besoins des sociétés humaines. C’est un besoin d’évolution des sociétés, donc un besoin de l’évolution de l’espèce. C’est pour moi, une réponse à un besoin très fort. Et ce n’est pas parce qu’il y a Internet qu’on a appris à communiquer vite. Ce n’est pas non plus parce qu’on communique vite qu’on a créé Internet, puisqu’on ne communiquait pas aussi vite avant de le créer. Les deux vont ensemble. C’est parce qu’il y avait une pression dans ce sens, de la façon dont fonctionnent les sociétés humaines, que le réseau est devenu inéluctable. Ça aurait été probablement un autre réseau, dans un autre modèle. D’ailleurs on a fait des tentatives de réseau bien avant : c’est le cas du téléphone, c’est le cas de la télévision, c’est le cas de la radio, c’est le cas des réseaux pré-Internet. Tous les réseaux à commutation de circuits plutôt qu’à commutation de paquets étaient des tentatives de réseau. S’ils n’ont pas aussi bien marché c’est simplement parce qu’ils ne remplissaient pas le besoin. C’est très évolutionniste comme approche. Le réseau qui a survécu, c’est celui qui marche.

Une conséquence de ça, c’est qu’on n’arrivera pas à empêcher Internet. Forcément. Même si on l’éteignait, il réémergerait différemment.

Ensuite, une autre façon de réfléchir sur les impacts sociétaux - oui je me suis coupé au milieu de ma phrase tout à l’heure, l’approche évolutionniste, je l’ai volée à Laurent Chemla. Pour info, dans un papier qui doit s’appeler Le téléporteur, où il fait très précisément ce parallèle-là sur l’impact sur la société d’Internet. Et de mémoire, je dirais que ça date de décembre 1999, ce qui tend à prouver que le débat est fort récent.

Donc, dans les impacts sociétaux, il y a un autre point qui est assez important à comprendre, qui est le fait que le réseau va changer la façon dont les humains font société entre eux. Exactement comme le chemin de fer ou la voiture automobile, ça change les distances. De manière très différente de ce que faisait le telephone, puisque je peux en permanence discuter avec plusieurs interlocuteurs, pas seulement pendant les quelques minutes où nous sommes au bout du fil, mais par écrit. De manière continue. C’est très différent, comme façon de faire. Donc on change, encore une fois, les notions de distance. Le train avait raccourci les distances, Marseille n’était plus une province si éloignée qu’il fallait plusieurs jours pour y aller ; la voiture a changé les distances, c’est-à-dire que le petit village en banlieue de Marseille était devenu atteignable et non plus simplement la ville. De la même manière, Internet change les distances. À partir du moment où je parle à quelqu’un qui est raccordé au réseau, je n’ai pas de moyen, ça n’a pas d’importance de savoir s’il est près, s’il est loin, s’il est sur le même continent, s’il est dans une ville ou dans une campagne. Il est un interlocuteur, point. Ça c’est un point essentiel, on change complètement les notions de distance. Là, je suis très très loin de la connection Internet la plus proche, je suis donc en rase-campagne. Si je branche un câble là, tout d’un coup je suis en zone civilisée. Et je suis en zone autant civilisée que si j’étais en rase campagne, mais au bout du réseau.

Donc on touche aux notions de distance. Ce qui veut dire qu’on change la géographie humaine. On touche aux notions de proximité. Ça c’est quelque chose qu’on connaissait déjà avant, ce n’est pas complètement nouveau, mais Internet rebouscule ce monde-là. On touche à une notion de proximité, les gens qui sont mes proches ne sont plus seulement mes voisins géographiques immédiats, ça, ça fait longtemps. Ne sont plus seulement mes correspondants habituels, c’est-à-dire ceux à qui j’envoyais des lettres, mais deviennent mes lecteurs habituels, deviennent les commentateurs habituels de mes écrits, etc. On crée donc un critère de proximité qui n’est plus le même. Ce n’est pas nouveau ! En créant le travail en entreprise, par opposition au travail à la ferme, on changeait la proximité, donc on changeait les structures de groupes. La notion même de syndicat professionnel au 14ème siècle n’avait pas de sens, il y avait éventuellement des guildes pour certaines professions, mais c’était plutôt rare. De nos jours, l’idée qui est un syndicat d’à peu près n’importe quel métier semble parfaitement normale parce qu’on a créé une proximité, un groupe social. Eh bien de la même manière, il pourrait de manière assez logique y avoir un syndicat des abonnés Facebook qui ne soit pas le même que le syndicat des abonnés Gmail. Même si c’est plutôt globalement les mêmes gens dedans, ils ne défendront pas les mêmes intérêts. Il se pourrait même que les deux syndicats soient assez fâchés. Ça n’est pas spécialement idiot. Donc on change la notion de proximité, on change la notion des gens dont on est proche.

On change beaucoup la notion de rumeur. Une rumeur se propageait autrefois de bouche à oreille, donc de manière géographiquement spatiale. Potentiellement, elle partait d’un point donné dans Paris, et puis après elle circulait autour et il y avait des études assez amusantes pour voir au bout de combien de temps on avait entendu la rumeur en question à telle ou telle distance. Ça, ça explose complètement. Ce qui veut dire que les idées qui se propagent très vite, je ne sais plus comment ça s’appelle, il y a une définition de ce que c’est qu’un “mème”, par analogie aux gènes. C’est-à-dire une idée qui curieusement ne disparaît pas, elle a été lancée à un endroit et puis elle circule et se reproduit assez naturellement. Ce qu’on appellerait être une idée dans l’air du temps. La diffusion des idées qui sont dans l’air du temps et qui donc se propagent bien dans la société parce qu’elles correspondent assez bien à la façon de penser actuelle, est énormément simplifiée par Internet. Ça existait déjà avant, c’est-à-dire qu’il existait déjà des idées très courues, très répandues à toutes les époques de l’humanité, mais qui se diffusaient lentement. En général, elles se diffusaient sur des événements assez sanglants. C’est-à-dire que telle idée qui paraissait à peu près évidente, j’en sais rien moi… comme la charrue, par exemple : un truc utile. Ça se diffusait rarement juste par proximité. C’était plutôt lors d’une guerre. C’est-à-dire parce que les gens qui avaient la charrue avaient été envahir les gens qui ne l’avaient pas, une fois que le chef était chef des deux, il se rendait compte que “tiens, c’est quand même pratique”. C’était pas qu’on tuait tout le monde et qu’on prenait le territoire, ce n’était pas très grave une guerre, à l’époque. Ils se battaient entre chefs. Et le bon peuple n’en avait rien à foutre. Mais c’était un des principaux vecteurs d’échange, de rumeurs et de savoir et donc ça, ce sont des notions qui sont vraiment bouleversées.

STOP RELECTURE KHRYS

Donc en fait, on sent bien qu’on change la façon dont on fait le tissu entre les gens. Dont se créent les liens entre les gens. On n’enlève pas les façons d’avant. Les gens dont vous êtes le plus proche sont toujours les êtres humains qui vous ont élevé. Que ce soit vos parents biologiques ou pas… Que ce soit… Voilà : on ne change rien à ce que c’est qu’une cellule familiale. On ne supprime pas la notion de cellule familiale, on ne supprime pas les notions de proximité géographique, on ne supprime pas la notion de proximité au travail ou dans le monde associatif qui existent depuis quelques siècles. On crée de nouvelles racines du tissu social . On modifie subtilement les racines existantes. En particulier, les familles ne se constituent plus de la même façon. Mais donc, on change bien la façon dont se fait le tissu social et donc la façon dont l’espèce évolue.

On touche à des éléments très fondamentaux de la société. C’est pas du tout comme la mode du bilboquet. Ce n’est pas du tout de la même ampleur.

Pourquoi je dis ça ? Parce que dans les projets de lois qu’on nous présente et qui parlent d’Internet… À prendre le célèbre Hadopi. Internet est un jouet pour enfants et on va priver les enfants d’Internet comme on les prive de télévision quand ils regardent trop la télé. C’est le fond de l’esprit de la loi. C’est fondamentalement une ânerie. Quelque chose qui touche aussi profondément la façon dont la société se construit et la façon dont les citoyens sont en politique ne peut pas être considéré comme un jouet. C’est beaucoup plus sérieux que ça.

D’autres impacts que j’ai classés dans les sociétaux meme si je ne sais pas s’ils sont politiques ou pas. Ou s’ils ne sont que sociétaux.

Le modèle sous-jacent à Internet est un modèle où le savoir se diffuse beaucoup structurellement, puisqu’Internet sert à ça, où les gens communiquent et échangent énormément. C’est forcément très voisin de la notion d’open society - Merde, le nom du mec qui a lancé ça en 1945 m’échappe… Il y a quand même bien quelqu’un de cultivé à Sciences Po… Popper, je crois ? - Donc la notion de société ouverte qui est une société, basiquement, on dirait démocratique aujourd’hui. Donc une notion où les libertés fondamentales sont respectées. Où la liberté d’expression est respectée et où les gouvernants sont plutot honnêtes vis à vis des gouvernés. Ça doit être à peu près ça, la définition.

On retrouve ça assez facilement dans le modèle Internet, où basiquement, on crée une espèce de… je ne sais pas quel mot trouver à part open society. On crée un modèle dans lequel, si quelqu’un ment, ça va se voir. Et où il y a une forme de contrôle, mais pas un contrôle invasif. Basiquement, dans le monde du réseau, si quelqu’un fait une connerie, il ne risque pas grand chose de plus que le ridicule. Mais il sera sévèrement ridicule ! Et donc, il va s’arrêter assez vite. Un opérateur réseau qui fait n’importe quoi sur son réseau, ne peut pas espérer que ça passe inaperçu. Le réseau est trop limpide pour que ça ne se voie pas. C’est-à-dire que quelqu’un qui fait une bêtise dans le réseau… je parle de l’historique, vraiment des gens qui font Internet, des gens qui sont derrière les routeurs etc. Quelqu’un qui fait une bêtise, ça se voit.

[intervention du public] Quelqu’un : La notion d’Open Society c’est Bergson.

BB : Open Society c’est Bergson ?

Quelqu’un d’autre : Mais c’est le titre d’un ouvrage de Popper.

BB : Mais c’est le titre d’un ouvrage de Popper… Il me semblait bien que je ne l’avais pas inventé, celui-là. Donc… Les gens qui ont fait Internet ce sont des gens qui se sont assez vite habitués à un monde dans lequel, sans surveiller ce que vous faites, quand vous endommagez le réseau, ça se voit et il y a une réponse du réseau, généralement sous forme d’une exclusion ou sous forme juste d’une remarque : “attention, là, tu t’es gourré, t’as cassé un truc”, qui crée une espèce de société transparente dans laquelle on n’est pas spécialement exposé, puisque les gens ne peuvent pas trop savoir ce que vous faites, on n’est pas non plus véritablement invisible, et où ça ressemble un peu au contrôle qu’exerce le peuple sur les gouvernements. C’est-à-dire que, l’information étant librement disponible, on sait ce que les gouvernements font, et même si dans la majorité des cas on s’en fiche parce qu’on sait qu’ils font bien, s’ils se mettent à mal faire, ça va se voir puisque nous disposons d’une presse informée et éclairée qui nous le dira. [rires]

Bah si ! Souvenez vous ! On a découpé un roi en deux pour ça quand même ! Donc ce modèle-là sur Internet fonctionne assez bien. Il participe de ça. Il correspond à un modèle social, à un modèle de société qui n’est pas très loin de ce que décrit l’open society. Qui n’est pas très loin dont fonctionne le monde du logiciel libre.

Alors je ne sais pas si le logiciel libre ça parle à tout le monde, mais ça a été une des conséquences très directes d’Internet. Tous les logiciels qui font tourner Internet ont été échangés entre les gens qui faisaient Internet. Il n’y a pas eu chacun… Je veux dire, ce n’est pas un comité de normalisation qui a écrit ce que c’était que le réseau, et puis toutes les sociétés concurrentes qui se sont mis à écrire le logiciel faisant réseau et où, quand on a branché le tout, c’est tombé magiquement en marche. Non, non ! Ils ont tous échangé entre eux des : “ah tiens, et si on faisait comme ça plutôt que comme ci ?” Et puis ils s’échangent les bouts de programmes qui marchent. Et ils ont naturellement gardé ce mode de fonctionnement. Tout ce qui fait les bases techniques d’Internet, ce sont des programmes qui sont librement disponibles. Quand on publie une norme qui dit “Tiens, je proposerais que pour consulter le contenu qui est hébergé sur un ordinateur ailleurs, on utilise un protocole que j’appellerais HTTP” et ben, en même temps, on diffuse le bout de programme qui réalise ça. Pour dire aux gens "Alors voilà, je t’ai fait une description que ce que je pensais qui était chouette comme norme technique permettant de… Je t’ai écrit le programme qui le fait, comme preuve du fait que ça peut marcher. Et je te propose, on le fait tourner… 3, 4, 5, 10, 20, 30 personnes pour vérifier que ça marche… et puis après si tu as envie de faire un autre programme qui est compatible et qui viendra s’interconnecter, tu peux. Mais au moins j’ai une preuve de comment c’est prié de marcher. Et donc le programme fait partie de la norme, et il est librement diffusable.

Donc ça, ce sont des notions qui sont intimement liées à la notion du logiciel libre. C’est-à-dire que le logiciel libre est une conséquence immédiate d’Internet ; et Internet est une conséquence du logiciel libre. Je ne sais pas… mais pour moi il n’y a pas de cause et de conséquence. C’est deux faces du même objet.

C’est une des raisons pour lesquelles les réseaux précédents n’ont pas marché. Parce qu’ils étaient basés sur des modèles d’implémentation qui ne permettaient pas ça. C’est-à-dire qu’en fait, quiconque est raccordé à Internet, n’importe quel informaticien qui venait se raccorder au réseau, même les tous premiers jours, ayant accès à comment le réseau fonctionne, pouvait dire “Tiens, je propose qu’à tel point, on l’améliore de telle façon”. Et publiait cette proposition ; et si elle était globalement acceptée, c’est-à-dire en fait, si on retrouvait la majorité des opérateurs du réseau à implémenter la fonctionnalité en question, ben c’était de facto devenu une norme. C’est-à-dire que le DNS, il ne s’est pas imposé parce qu’un jour Le chef d’Internet a signé en bas un décret d’application disant “Vous utiliserez le DNS”; c’est juste qu’il y a un mec qui a dit : plutôt que de recopier tous les noms de toutes les machines à la main dans un fichier qu’on s’échange toutes les semaines, je propose qu’on essaye de faire comme ça pour publier le truc, ça va être plus simple. Puis, comme ça fonctionnait assez bien, les gens l’ont utilisé. C’est plus une adoption par consensus que des décrets.

Et ça, c’est un mode de fonctionnement qui est très voisin de celui du logiciel libre ; qui est un modèle, qui n’est pas qu’un modèle de développement économique. On sent bien que derrière, il y a un mode de fonctionnement de la société. Qui est un espèce d’héritage de la société des informaticiens qui ont créé le réseau et qui ont créé le logiciel libre. Et ces modèles sont en train de diffuser. C’est-à-dire que le monde du logiciel libre est en train, petit à petit, de faire tâche d’huile vers d’autres couches de la société. On trouve beaucoup, dans les milieux “alter quelquechose”, de gens qui réfléchissent à “ah tiens, si on faisait de la monnaie comme ils ont fait des logiciels libres ?” On trouve des gens qui réfléchissent à “Tiens, si on diffusait des contenus artistiques sur les mêmes principes que le monde du logiciel libre ? Qu’est-ce que ça induirait comme processus de création ?” Et on retrouve ça dans pas mal de grands enjeux de la société. C’est en train de se diffuser. Ces principes-là sont quelque part entre ce qu’on appelle communément la démocratie participative, qui n’est pas simplement de prendre tous les avis de tous les pochtrons de tous les cafés du commerce pour définir un programme politique. C’est un peu plus fin que ça, normalement, comme mode de fonctionnement.

Donc c’est quelque part entre l’open society (de Bergson ou Popper selon à qui on voudra l’attribuer) et le modèle de démocratie participative que tout le monde commence à peu près à entrevoir.

Ça, ca correspond bien à un modèle de société. Et je soupçonne qu’Internet pousse la société vers ce modèle-là. Parce que c’est un des modèles qui semblent fonctionner. Y compris à grande échelle. Avec un réseau, neutre, dans lequel tout le monde peut largement diffuser et communiquer, et que c’est un modèle de société qui fait vivre des rumeurs comme dans toutes les sociétés humaines et tend aussi à les effacer comme dans toutes les sociétés humaines. Ou plus exactement : les ramener au degré d’importance qu’elles ont.

Moi, là-dedans, entre le monde du libre, donc le bout de modèle social qu’il amène, que j’ai l’intuition n’est pas très très loin de ce qu’on appelle l’open society dans les livres, entre ça et Internet, je ne sais pas lequel des deux est la cause; et je ne sais pas lequel des deux est la conséquence. Les deux semblent intimement liés. Basiquement, je ne sais pas dire si c’est parce que les sociétés prenaient cette tournure-là, qu’Internet était devenu inévitable, ou si c’est parce qu’Internet est devenu inévitable, que les sociétés prennent cette tournure-là. Pour moi, l’ensemble forme un tout et je ne sais pas lequel est la cause, et lequel est la conséquence. Exactement comme ce que j’expliquais tout à l’heure, je ne sais pas dire qui est la cause de qui est la conséquence entre la Renaissance et l’imprimerie. Les deux vont ensemble. Les deux se sont produits ensemble parce que ce sont en fait deux faces du même objet, qui était la croissance du savoir humain, qui n’a pas eu lieu pendant un certain nombre de siècles et qui a repris.

[Spectateur] : Ça boucle, et c’est récursif.

BB : Oui, ça boucle et c’est récursif, mais ça ne dit pas lequel est à la cause de l’autre. C’est un problème de poule et d’œuf. Les deux sont apparus. Point.

[Spectateur] : Consubstantiellement.

BB : Oui. Et dans “consubstantiellement” il y a “substantiel” .

[rires]

BB, Donc… Si j’essaye de revenir à ma conclusion sur ce que c’est qu’Internet. On a bien vu, c’est un réseau de transport neutre par commutation de paquets, donc solide, donc résilient, donc permettant n’importe quelle application et la séparation entre ce que c’est qu’un réseau d’une part, et que ce que c’est que des applications, les deux étant parfaitement étanches, c’est-à-dire que le réseau se contrefout de savoir qu’il y a des applications, et les applications se fichent de savoir comment est fait le réseau. Cette séparation très stricte entre les deux couches, applications et réseau, amène non pas à un objet technique, qui est simplement ce qu’on enseigne dans les écoles d’ingénieur avec une adresse IP, un routeur, une appli, un serveur, un client etc. Mais ça crée un outil politique majeur. Exactement comme l’imprimerie, ce n’était pas simplement le jouet technique des gens avec des casses, des castins, des plombs, des formes, des caractères, des rouleaux encreurs, des presses, etc. etc. Ce n’était pas qu’un objet technique, c’était beaucoup plus que ça, c’était un outil politique fort. Et donc de la même manière, Internet est un outil politique fort. C’est une des racines de la société en cours de construction, de la société telle qu’elle est en train d’évoluer. Couper Internet, c’est couper une des racines de la société actuelle. La façon dont la société dans laquelle nous vivons est en train d’évoluer dépend intimement du réseau Internet.

Je ne sais pas bien si c’est une marche dans l’évolution, mais il y a des chances. L’hypothèse évolutionniste qui est celle qu’avait avancée Laurent Chemla et qui me semble assez séduisante, c’est-à-dire qu’Internet est apparu parce que l’espèce humaine en avait besoin. Par essais et erreurs. Par améliorations successives. C’était le réseau qui a enfin abouti à ce dont l’espèce avait besoin comme réseau. Et qui continuera à évoluer d’ailleurs, c’est évident. Donc, là, on a quelque chose dont je ne sais pas si c’est vraiment une marche évolutionniste au sens de l’espèce, mais j’ai l’impression que oui. C’est-à-dire que les sociétés humaines sont profondément changées et donc, le mode de fonctionnement des êtres humains est profondément changé. Donc on n’est plus du tout sur un petit jouet technique. Exactement comme ce que faisait Gutenberg, ce n’était pas des clefs de serrage, et des petits parallélépipédes en plomb. Il faisait autre chose. Il n’était pas forcément au courant, mais il faisait autre chose.

Quels enjeux du coup ?

La question de savoir lequel des deux va manger l’autre, entre le fournisseur d’accès et Google, n’est pas par elle-même intéressante. C’est une question faible, qui a des petites conséquences en termes d’économie, en termes de régulation, en termes de politique quotidienne. Mais en termes de politique à long terme, elle est relativement peu importante.

La question intéressante est beaucoup plus de savoir ce que deviendra le réseau. L’objet important là-dedans, c’est le réseau. Puisque c’est lui qui façonne la société.

Donc on a affaire à des questions qui sont politiquement beaucoup plus importantes qu’elles n’en n’ont l’air. Je ne dirai pas que c’est plus ou moins important que les questions de crise financières ou d’environnement. Mais c’est très certainement de la même envergure. C’est-à-dire qu’un parti politique, aujourd’hui, qui ne réfléchit pas aux impacts qu’a le réseau sur la société, est un parti qui réfléchit à des questions du siècle dernier.

L’impact qu’avait l’industrie, qu’avait l’humanité en général sur l’environnement, c’est une question du vingtième siècle, elle n’est pas devenue fausse. Mais c’est une question qui fallait se poser au vingtième siècle. La question de l’impact du réseau sur la société et donc de savoir quel réseau on veut pour savoir quelle société on a, c’est une question essentielle du 21ème siècle, et si on ne se la pose qu’au 22ème, on ne se la posera que pour assumer les conséquences de nos erreurs. Les erreurs, on est en train de les commettre aujourd’hui. On est donc sur un des enjeux politiques majeurs du 21ème siècle. Pas à mettre à la place des autres, mais bien à prendre en compte en plus des autres.

Bien évidemment, Internet est encore tout petit. C’est un enfant fort jeune. On est donc très très très très loin d’avoir compris quels impacts il aura. Moi, en voyance, j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer, je suis très mauvais, surtout pour les prévisions concernant l’avenir. Celles sur le passé, j’arrive à peu près à trouver des bouts. Parce que ma mémoire ne déconne pas encore trop. Mais l’avenir, je suis nul. Et il est évident que ce machin qu’est Internet a d’autres conséquences que celles que j’ai déjà comprises, et que j’ai essayé de vous expliquer de manière résumée ce soir.

Il est évident que ces changements ne se feront pas sans douleur. La mort des gens dont le métier était de fabriquer des copies d’objets que maintenant on sait copier gratuitement de manière numérique, est un des tous petits effets de ce qu’est Internet. Les difficultés qu’ont rencontrées les politiques en tant que représentants dans un modèle où les citoyens deviennent actifs, c’est un des phénomènes de ce qu’est, une des conséquences de ce qu’est, Internet. Une conséquence importante mais probablement pas la seule. Et on ne peut pas s’abstraire de réfléchir sur ces sujets-là, et de chercher - non pas comme on empêchera le changement, ce qui serait à mon avis parfaitement idiot, c’est ce qui fait que les positions des moines copistes de DVD sont parfaitement idiotes : ils ont essayé de s’opposer au changement, ça ne marchera pas. Ils ont perdu d’avance. Même s’ils ne sont pas forcément convaincus - ils pensent qu’ils ont gagné parce qu’ils ont réussi à faire voter une loi. Ils disaient déjà ça à la loi précédente, et ils n’avaient déjà pas gagné.

La question n’est pas de savoir comment on peut s’opposer. La question est de savoir, ce changement étant en cours, et étant en cours pour des raisons probablement très profondes, comment peut-on l’accompagner. Comment peut-on faire en sorte qu’il crée plus de solutions que de problèmes, et que les problèmes qu’il crée, on sache les traiter. C’est à peu près comme vouloir s’opposer à l’industrialisation au 19ème siécle eût été une idiotie ; par contre, avoir laissé l’industrie et l’industrialisation se faire sans traiter les problèmes sociaux qu’elles créaient, a été une erreur grave. Pour ceux d’entre vous qui l’ont oublié, Marx n’est pas un homme politique, c’est essentiellement un économiste, et quand vous lisez les explications économiques qu’il apporte, il décrit des phénomènes qui sont aujourd’hui seraient considérés comme politiquement inacceptables. L’évolution qu’on a laissée faire a été dangereuse. De la même manière, si on laisse Internet modifier le monde tout seul, il y aura des crises graves. Je pense que par exemple, une de ces crises à l’heure actuelle, c’est celle sur les questions de vie privée. Je ne suis pas du tout sûr qu’on puisse traiter ça de manière légère. Je ne suis pas sûr non plus qu’on puisse traiter ça de maniere législative. Je suis à peu près certain qu’on ne peut pas. On ne rend pas les gens intelligents par la loi. Par contre, il y a là une vraie question de société dont on ne peut pas s’abstraire. Et des questions de société de cet ordre-là, il y en aura des dizaines, dont certaines auront des impacts, et donc il y a deux grands axes pour moi là-dedans. L’un, qui est de comprendre que ces questions politiques sont sérieuses et l’autre, qui est de comprendre que la seule chose qu’on puisse faire c’est de faire en sorte que le changement se passe bien. Empêcher le changement, on ne pourra pas.

Voilà. C’est à peu près ça que j’avais à vous dire. Et j’espère que maintenant, vous voyez un peu mieux ce que c’est qu’Internet.

[applaudissements]