Par khrys le
Suite à l’appel de l’ETNO (European Telecommunications Network Operators’ Association - association des opérateurs de réseaux de télécommunications) en faveur d’un “partage équitable” (fair share) des bénéfices des grands fournisseurs de contenu, et à l’intérêt politique récent autour de cette proposition, nous, en tant que petits FAI à but non lucratif, souhaitons présenter notre point de vue sur le marché de l’interconnexion IP afin de contribuer au débat.
Qui sommes-nous ?
La FFDN, ou Fédération FDN, est une fédération de petits FAI qui ont en commun l’absence de redistribution des bénéfices, la recherche exclusive de l’amélioration du réseau et des services fournis, et le respect strict des règles de la neutralité d’Internet. En bref, des FAI pour leurs utilisateurices, par leurs utilisateurices.
Notre Fédération présente une grande diversité de membres : FAI locaux ne fournissant un accès internet qu’à quelques communes (SamesWireless, Stolon, Tetaneutral, …), FAI étudiants (Rezel, Aurore), FAI à échelle nationale (FDN, Neutrinet, SNN, …) ; ils se trouvent néanmoins confrontés à des situations et des problèmes très similaires.
État des interconnexions
Facilité d’interconnexion
La plupart de nos membres, n’ayant pas la taille nécessaire pour gérer un grand nombre d’interconnexions, reposent sur le transit et mutualisent leurs ressources. Certains membres ont toutefois accès à un IXP, ce qui augmente considérablement le nombre d’interconnexions.
Le principal facteur contribuant à la diversité des interconnexions chez nos membres est leur capacité de présence (i.e. d’avoir un PoP) ou non dans un datacenter, ce qui accroît la pression sur les petits fournisseurs de services Internet opérant dans les zones rurales, souvent loin des centres de données et sans infrastructure optique préexistante pour acheminer les données jusqu’à eux.
Les membres qui s’appuient sur des opérateurs de backhaul tiers pour acheminer le trafic depuis des lieux divers et éloignés vers un PoP partagé, bénéficient souvent d’une présence en datacenter, mais n’ont souvent pas la taille nécessaire pour supporter seuls les coûts et mutualisent donc les ressources telles que l’espace de colocation et les interconnexions. L’association Gitoyen, par exemple, est une structure dont certains de nos membres font partie, et des accords bilatéraux à plus petite échelle peuvent être conclus entre les membres.
En ce qui concerne les IXP, la différence de politique entre les fournisseurs de contenu, grands et petits, et les grands FAI est flagrante : peu de grands FAI ont une politique de peering ouverte, et lorsqu’ils sont contraints au peering (par la loi en France), les conditions contractuelles sont beaucoup plus alambiquées que l’habituel “envoi de courriel/demande” que l’on rencontre chez la plupart des fournisseurs de contenu. En outre, peu de grands FAI sont présents sur les serveurs de routes, alors que beaucoup de fournisseurs de contenu le sont. Les serveurs de routes sont, en termes simples, des centres d’interconnexion dans un IXP tels qu’une connexion avec le serveur de routes permet de s’interconnecter à tous ou presque tous les pairs qui y sont connectés.
Cette simplicité des interactions de peering, avec un cadre contractuel très léger - souvent rien de plus que quelques échanges de courriels, et les politiques de peering associées, fait partie de ce qui rend l’internet robuste : il encourage des interconnexions diverses, renforçant ainsi la résilience de l’internet.
Prix et conditions du transit et du peering
En raison de notre taille et de nos valeurs, la pratique du peering payant est absente de nos interconnexions, c’est pourquoi cette section se concentre sur le transit et le peering sans contrat.
Transit
Comme mentionné ci-dessus, la plupart de nos membres dépendent du transit, souvent mutualisé d’une manière ou d’une autre avec d’autres membres, pour leurs besoins d’interconnexion.
Les prix et les conditions varient beaucoup en fonction de la présence ou non dans un datacenter.
En dehors des datacenters, la concurrence est rare et nos membres n’ont aucun pouvoir de négociation. Lorsque de grands opérateurs capables de fournir du transit via une fibre dédiée daignent répondre, aucune négociation n’est possible. Il est très rare que nous ayons plus de trois offres.
Nous avons vu des prix tourner autour de 1€ par mbps au 95ème percentile, mais rarement en dessous, souvent associés à une durée d’engagement de 3 ans ou plus. Nous devons également mentionner que pour un faible volume de trafic, comme c’est souvent le cas pour nos membres, le fait d’avoir une offre est un miracle, et le fait qu’elle soit raisonnable pour nos structures tend à être un souhait rapidement étouffé.
Nous reconnaissons la nécessité de prendre en compte les coûts d’infrastructure, mais il est nécessaire de dire que si de tels prix peuvent être considérés comme équitables entre des entreprises à but lucratif en raison du profit que le client ferait grâce au service, un tel raisonnement ne peut s’appliquer aux organisations à but non lucratif, puisqu’aucun profit n’est réalisé.
Dans un datacenter, la situation est bien différente. Il y a beaucoup plus de concurrence et les conditions sont bien meilleures, les engagements d’un an étant plutôt la norme. Nous avons vu des prix de transit allant d’environ 0,2€ par mbps au 95ème percentile, à 2€, bien que les prix par mbps tendent à augmenter à mesure que la bande passante engagée diminue. Pour nos membres dont le volume de trafic est faible, il y a beaucoup plus de fournisseurs de services qui proposent des offres raisonnables.
Peering
Le peering sans PoP dans un datacenter est pratiquement inexistant. Bien qu’il soit possible d’acheter du peering à distance (un port dans un IXP, connecté au réseau du client par une infrastructure louée) auprès de grands fournisseurs de services d’infrastructure, les coûts du service sont prohibitifs.
En revanche, au sein d’un datacenter, le peering devient raisonnable. Pour les tiers les plus bas de FranceIX, le principal IXP français, le prix par mbps accessible au public est d’environ 0,25€ et en Belgique, avec BNIX et BelgiumIX, le prix par mbps accessible à nos membres en raison de notre petite taille est d’environ 0,1€.
Certaines de nos structures sont en mesure, en raison de leurs objectifs non commerciaux, d’être sponsorisées pour les ports de peering aux IXP, mais ce type d’arrangement n’est pas courant, de sorte que nos structures doivent souvent supporter l’intégralité des coûts ou les mutualiser. Des structures comme Gitoyen par exemple font du peering en plus d’acheter du transit et d’autres types d’arrangements entre les membres pour accéder au peering sont parfois conclus.
En dépit du développement de FranceIX sur plusieurs sites, nos membres ressentent un manque de diversité dans la localisation des IXP, encourageant ainsi une concentration des infrastructures principales des FAI à Paris ou en région parisienne et une dépendance à l’égard de services tiers de backhaul pour acheminer le trafic vers un datacenter approprié.
Nous pensons donc que toute politique visant à diversifier les emplacements des IXP présenterait de nombreux avantages :
- accroître la résilience d’Internet, car la décentralisation du réseau crée plus de marge de manœuvre pour pallier l’indisponibilité des services à un endroit donné ;
- permettre à un plus grand nombre de petits réseaux de s’interconnecter via peering, renforçant ainsi la résilience globale d’Internet pour les petits fournisseurs de services Internet, les petites et moyennes entreprises et les fournisseurs de services ;
- accroître l’attractivité numérique du territoire dans des zones aujourd’hui moins attrayantes en raison du manque de connectivité.
CDN en réseau
Certains fournisseurs de contenu proposent aux FAI d’installer des serveurs de cache sur leur réseau afin de réduire l’utilisation globale de la bande passante et la latence entre l’utilisateurice et le service.
Toutefois, en raison de notre faible volume de trafic, ces serveurs de cache n’offrent pas d’avantages en termes d’utilisation de la bande passante, car la synchronisation avec le réseau du fournisseur de contenu nécessiterait plus de bande passante qu’elle n’en économiserait en termes de bande passante entre le service et l’utilisateurice.
En outre, ces offres ne sont souvent faites que si l’utilisation habituelle de la bande passante du FAI avec le fournisseur de contenu est supérieure à un certain seuil qu’aucun de nos membres n’a déclaré atteindre.
Ainsi, aucun d’entre eux n’a déclaré disposer d’un serveur CDN en réseau.
Sender pays, “Fair share” ou la contribution des fournisseurs de contenu aux infrastructures de télécommunications
Le principe de l’expéditeur-payeur (sender pays) ou, comme l’appellent les grands opérateurs d’infrastructures de télécommunications, du “partage équitable” (fair share), est un système dans lequel les grands fournisseurs de contenu, qui ont un trafic sortant important, paient une redevance pour ce trafic aux FAI destinataires.
Les partisans de ce système font valoir que les grands fournisseurs de contenu génèrent d’énormes profits à partir d’une infrastructure payée par les FAI, avec un besoin de bande passante en constante augmentation en raison du contenu proposé par les fournisseurs de contenu, tandis que les marges des FAI s’amenuisent en raison de la concurrence, ce qui, selon eux, étouffe leurs efforts d’investissement dans leurs réseaux. Ils affirment également que les FAI n’ont pas le pouvoir de négociation nécessaire pour réclamer une telle contribution et demander que des mesures réglementaires soient prises pour la mettre en œuvre.
Nous nous opposons fermement à ce système, que nous considérons comme une menace pour la neutralité du net, basée sur des prémisses incorrectes, et dont les conséquences sur l’Internet dans son ensemble seraient considérables et préjudiciables à sa bonne santé, du moins en Europe.
Les FAI génèrent leurs revenus en fournissant à leurs utilisateurices un service, celui de pouvoir envoyer et recevoir des données depuis et vers l’internet. Le fait que les FAI soient payés par les fournisseurs de contenu pour fournir le service à leurs propres utilisateurices reviendrait à ce que les services postaux soient payés par le destinataire après avoir été payés par l’expéditeur. D’autant plus que le fournisseur de contenu n’envoie le contenu aux utilisateurices que parce qu’iels l’ont demandé. Comme les grands FAI représentent la quasi-totalité du marché, une poignée de grands FAI peut prendre en otage des millions d’utilisateurices dans les négociations entre eux et les grands fournisseurs de contenu, et si certain·es utilisateurices peuvent changer de FAI en raison de la dégradation de la qualité du service due à l’absence d’interconnexions directes, la plupart ne le feront pas étant donné la charge administrative que représente un changement de FAI.
Si un tel système ne devait s’appliquer qu’entre les grandes sociétés de télécommunications exploitant un réseau d’accès et les grands fournisseurs de contenu, en particulier s’il était basé sur les niveaux de trafic, les FAI auraient une incitation économique à faire en sorte que les utilisateurices préfèrent les grands fournisseurs de contenu aux services d’hébergement et de réseaux sociaux plus petits ou autogérés. Il va sans dire qu’une telle incitation constitue une menace pour la neutralité du réseau, un principe auquel nous tenons et que nous défendons chaque jour par nos actions. En outre, surtout si seuls les grands FAI devaient être les bénéficiaires d’une telle contribution, celle-ci profiterait de manière disproportionnée aux très grands acteurs, au détriment des petits FAI tels que nos membres. L’argument selon lequel cette contribution servirait à investir dans l’infrastructure du réseau est difficile à avaler de la part de grandes entreprises à but lucratif, qui ont l’intérêt et le devoir de diriger les bénéfices vers leurs actionnaires, alors que, comme le stipule notre charte, nos membres redirigent tous les bénéfices éventuels vers l’amélioration de nos réseaux.
D’autre part, si la contribution proposée devait également s’appliquer au bénéfice des petits FAI, non seulement nos préoccupations précédentes concernant les incitations contre la neutralité du réseau s’appliqueraient également, mais cela inciterait également les grands fournisseurs de contenu à ignorer les demandes de peering jusqu’à ce que cela soit absolument nécessaire. En raison de notre petite base d’utilisateurices, nous pouvons facilement être ignorés par les fournisseurs de contenu, alors que les grands FAI ne peuvent pas l’être, comme nous l’avons expliqué précédemment. En outre, nos membres sont essentiellement des bénévoles et opèrent à très petite échelle, ce qui rend la gestion contractuelle d’un tel système pratiquement impossible. Cela fausserait fortement le jeu en faveur des très grands FAI au détriment des petits FAI à but non lucratif.
Où en sommes-nous ?
Comme indiqué précédemment, nos membres sont confrontés à de nombreux défis pour accroître leur tissu d’interconnexion, principalement en raison des difficultés à atteindre un datacenter et à profiter des avantages de la concurrence en matière de prix de transit. Ces difficultés peuvent souvent être attribuées à la petite taille de nos membres, qui n’atteignent pas la masse critique nécessaire pour les surmonter. Nos membres ont adopté différentes stratégies pour relever ces défis, mais elles ne sont pas idéales et certains membres pourraient ne pas être en mesure de les appliquer et d’atteindre le niveau d’interconnexion qui serait préférable.
Compte tenu de cette situation, nous sommes préoccupé·es par les récentes pressions exercées par l’ETNO en faveur du système de l’expéditeur-payeur. Comme nous l’avons déjà dit, ce système ne ferait qu’accroître ces difficultés et ne serait qu’un pas dans la mauvaise direction. Nos membres préféreraient de loin que l’on s’efforce de créer des interconnexions plus diversifiées et un Internet moins centralisé.